Après près de 20 années d’expérience dans le digital et aujourd’hui Lead Designer chez Hublo, je me suis souvent posé cette question : pourquoi sommes-nous constamment à la recherche de LA fonctionnalité originale et innovante qui permettra à nos utilisateurs de mener à bien leurs objectifs ? Avons-nous sincèrement besoin d’être différents pour coller aux besoins de nos utilisateurs car, avant toute chose, ce qui compte pour notre utilisateur, c’est qu’il ait rapidement une solution à son problème entre les mains, quitte parfois à copier des fonctionnalités existantes…
Remy Guyot, par le biais de la méthode F.O.C.U.S.E.D. popularisée dans Discovery Discipline et intégrée dans notre discovery, nous dit qu’il ne faut pas hésiter à “voler” (STEAL) les fonctionnalités existantes… Mais pour quelle véritable raison le faisons nous ? Quels bénéfices, en tant que designers, tirons-nous de cette pratique ? Est-ce pour faciliter la vie de notre utilisateur ou alors, pour nous rassurer… ?
Aussi, je vous propose de prendre de la hauteur et d’essayer de comprendre les mécanismes derrière cette ambivalence mêlant à la fois copie et originalité, c’est parti ?

Depuis toujours, tout est copie : le clavier de l’ordinateur qui est issu de la machine à écrire, l’IA calquée, avec parfois grand peine, sur notre cerveau, l’iPod qui tire son inspiration du travail de Dieter Rams, mon 13/20 au bac d’histoire… oui je sais, ce n’est pas glorieux !

Néanmoins, le fait de copier est indubitablement l’un des mécanismes qui nous a fait passer de l’état de mammifère primaire à celui d’espèce qui maîtrise son environnement. Par exemple, dès l’enfance, le bébé va reproduire les sons émis par ses parents puis les attitudes corporelles. C’est comme cela qu’il apprend à parler une langue, marcher, ou manger avec une cuillère par exemple.
Le mimétisme articule les désirs “des” individus, il est un interactionnisme. En effet, le désir personnel provient du mimétisme du désir de l’autre. Chez l’être humain, l’imitation des gestes, des manières et de la posture d’autrui – ce que l’on appelle l’effet « caméléon » – est en effet une façon de resserrer les liens sociaux : quand une personne nous imite, nous avons tendance à davantage l’apprécier, nous sommes plus généreux et avons plus d’empathie envers elle et ce, sans nous en rendre compte. Ce comportement instinctif, hérité de nos lointains ancêtres, favorise la survie dans le groupe.

Le culte du cargo…
Pour illustrer ces propos, prenons exemple sur le Culte du Cargo. En pleine Seconde Guerre mondiale, les indigènes habitant l’île de Guadalcanal dans le Pacifique, avaient constaté que les radio-opérateurs des troupes au sol semblaient obtenir des vivres et des médicaments après l’arrivée de navires ou le parachutage, tout simplement en les demandant dans leur poste radio-émetteur. Ils eurent alors l’idée de les imiter et construisirent de fausses cabines d’opérateur-radio, avec des postes fictifs, dans lesquels ils demandaient eux aussi, dans de faux micros réalisés en paille et bois, l’envoi de vivres, médicaments et autres équipements dont ils pouvaient avoir besoin.

Plus tard, ils construiront même de fausses pistes d’atterrissage en attendant que des avions viennent y décharger leur cargaison. Ce phénomène de reproduction a donc été nomme le culte du cargo…
…et Gainsbourg

“Je sais moi des sorciers qui invoquent les jets, dans la jungle de Nouvelle Guinée,
Ils scrutent le zénith convoitant les guinées
Que leur rapporterait le pillage du fret.”
Designer et empathie
Le mimétisme avec une personnalité connue, un membre de sa famille, ou un ami va permettre de s’insérer dans un milieu social. Cette forme d’empathie pour l’autre donne l’impression de pouvoir ressentir ce qu’il ressent afin d’utiliser les mêmes codes vestimentaires, idéologiques ou comportementaux. Cette empathie est un atout majeur pour un designer. Elle permet de mieux comprendre ses utilisateurs et, ainsi, tenter de comprendre ses émotions mais, attention, car la limite à ne pas dépasser est… la sympathie qui est le point de bascule où le designer perd sa neutralité et la distance avec ses utilisateurs !
Exactitudes

Le photographe Ari Versluis et la styliste Ellie Uyttenbroek, ont lancé depuis longtemps Exactitudes, un projet qui, pour faire simple, est un enregistrement visuel saisissant de plus de trois mille types sociaux soigneusement différenciés que les artistes ont documentés au cours des vingt dernières années. Lancé en 1994 dans les rues de Rotterdam, ce projet global et continu dresse le portrait d’individus qui partagent un ensemble de caractéristiques visuelles qui les identifient à des types sociaux spécifiques. Qu’il s’agisse des Gabbers, des Glamboths, des Mohawks, des Rockers ou des Girls from Ipanema, l’œil extrêmement aiguisé de Versluis et Uyttenbroek leur permet de discerner des codes vestimentaires, des comportements ou des attitudes spécifiques qui appartiennent et caractérisent des tribus ou des sous-cultures urbaines particulières.
La copie dans l’art

Alors on a parlé du mimétisme chez les tribus, dans les groupes sociaux… mais qu’en est-il des artistes… copient-ils ou font-ils preuve d’une originalité sans failles ?
A votre avis, entre ces deux images, quelle est l’oeuvre d’un artiste (vous avez dix secondes) ?
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1️⃣ La première est Jeff Koons et la seconde une pub pour Naf Naf.
L’œuvre, datée de 1988 et intitulée « Fait d’hiver » comme la campagne publicitaire (1985), représente un cochon secourant une femme allongée dans la neige.
On aurait pu croire que Jeff Koons aurait retenu la leçon après avoir été condamné pour plagiat sur cette publicité… mais non ! En 1992, l’artiste passe du cochon aux chiots en copiant, dans sa sculpture “String of Puppies”, une photographie de Art Rogers…

Alors qu’est-ce qui fait qu’un artiste est original… ?

En parlant de copie, vous connaissez tous la fameuse phrase de Steve Jobs qui, citant Picasso, a dit “les bons artistes copient, les grands artistes volent”.
Il est important de noter que cette phrase est inspirée de T.S Eliot, poète et critique littéraire américain de la fin du XXème siècle qui disait alors “Les poètes immatures imitent, les poètes matures volent”. En remontant au XVIIème siècle, nous trouvons alors une citation de Philip Massinger, dramaturge britannique, qui disait mot pour mot la même chose.
Cette poursuite de l’originalité chez les artistes est un réel désir de se singulariser par leur œuvre. Le génie est donc l’aptitude naturelle à créer quelque chose d’original et de grand.
Dans la Critique de la faculté de juger, Kant définit le génie par trois critères :
- l’inspiration : le génie ne sait pas lui-même d’où lui viennent les règles qu’il utilise, comme si c’était la nature qui lui dictait son acte créatif
- l’exemplarité : le génie est capable d’être un modèle pour d’autres créateurs et est susceptible d’être imité et de faire école ;
- l’originalité : l’artiste de génie est capable de créer quelque chose d’original, d’incomparable, alors même qu’il n’a pas appris à le faire et qu’il ne suit pas des règles connues
L’originalité tient-elle alors du génie ou alors dans la faculté de copier, transformer et combiner ? Vous qui comme moi aimez les mathématiques, apprécierez sûrement cette magnifique formule :
➕ création = copie + transformation + combinaison
Danger Mouse, DJ et membre de Gnarls Barkley, a eu cette démarche en 2004 avec son Grey Album.
Ce mashup du White Album et du Black Album de JAY Z s’est fracassé face à un EMI qui a stoppé net les ventes de son vinyle, qui s’est écoulé à 3000 exemplaires…

Grey Album est ainsi devenu l’emblème de la lutte pour la révision du droit d’auteur…
En tant que designers, devons-nous vraiment copier nos semblables uniquement pour satisfaire notre propre ego et ne montrer que des réalisations esthétiquement plaisantes, sans réfléchir à leur utilité ? Ou devrions-nous plutôt consacrer notre temps à créer des choses innovantes et originales, qui pourraient avoir un impact réel ? La question est donc de savoir si nous devons prioriser nos désirs personnels ou notre capacité à créer quelque chose qui peut aider les autres.
C’est la fin de la première partie de cet article ! À présent, rendez-vous dans la seconde partie pour rentrer un peu plus en profondeur dans les méandres de la copie et de l’originalité !